Description du projet

Cette section a pour but de vous présenter les objectifs principaux de cette recherche ainsi que de vous fournir quelques clés pour en comprendre plus aisément les enjeux théoriques et pratiques.

Les objectifs principaux de cette étude

Notre objectif est double : il s'agit dans un premier temps de déterminer si les compétences cognitives impliquées dans le développement de la lecture ont la même importance chez les enfants monolingues et chez les enfants allophones. Dans un second temps nous chercherons à déterminer quelles compétences sont le mieux reliées aux performances en lecture chez les enfants allophones. Nous émettons notamment l'hypothèse que le niveau de vocabulaire et la capacité à développer son vocabulaire auront plus d'influence sur les performances en lecture de mots chez les enfants allophones que chez les enfants monolingues.

Retombées : travailler sur les compétences reliées à l'acquisition de la lecture présente au moins deux intérêts : orienter les pédagogies sur les apprentissages les plus déterminants dans le développement de la lecture et aider au repérage des enfants à risque de développer des difficultés futures.

Sur le plan théorique, notre étude permettra également de mieux comprendre comment expliquer le lien entre les tâches d'apprentissage d'associations visuo-verbales (notre tâche d'apprentissage de mots) et la lecture de mots. Les tâches d'apprentissage d'associations visuo-verbales consistent à apprendre des paires de stimuli audio-visuels : un nouveau mot avec une représentation visuelle associée (ex. un animal imaginaire). L'intérêt porté pour cette tâche dans la littérature réside dans le fait qu'elle évalue la capacité à associer des informations visuelles à des informations verbales au même titre que cela se produit lorsque l'on lit (par exemple nous associons des lettres à des sons, ou des chaînes de lettres à des mots). Nous nous demandons si la relation entre la réussite à cette tâche et la réussite en lecture n'est pas médiatisée par le niveau de vocabulaire dans la mesure où les processus d'apprentissage d'association visuo-verbaux interviennent également dans le développement du niveau de vocabulaire. L'intérêt d'une telle tâche pour prédire la réussite en lecture chez les enfants allophones sera examiné.

Retombées : les retombées sont théoriques et cliniques : sur le plan théorique nous espérons mieux comprendre pourquoi les tâches d'apprentissage d'association visuo-verbales sont reliées à la lecture. Sur le plan clinique, cela pourrait aider à la constitution d'un outil de dépistage des difficultés futures en lecture chez les enfants allophones.

En effet, à ce jour, très peu de tests langagiers commercialisés sont adaptés au public bilingue ou allophone. Le problème majeur réside dans la variabilité de l’exposition aux langues suivant les personnes bilingues ou allophones. Cela est particulièrement problématique pour évaluer les compétences lexicales, souvent testées au moyen de tâches qui évaluent le niveau de vocabulaire. Or, le niveau de vocabulaire dépend directement du temps d'exposition à la langue. De ce fait, il n'est pas aisé de distinguer un déficit de vocabulaire lié au niveau d'exposition à la langue française ou bien à un véritable trouble. L'évaluation des capacités d'apprentissage, en l'occurrence ici l'apprentissage de nouveaux mots, permet de faciliter la constitution de normes pour les performances des enfants bilingues et allophones puisque ces tests ne s'appuient pas sur des connaissances langagières dépendant du temps d'exposition à la langue mais sur du matériel verbal nouveau tant pour les enfants bilingues que les enfants monolingues. Des travaux de recherche montrent déjà l'intérêt d'une tâche d'apprentissage de mots pour dépister des troubles du langage chez des enfants bilingues et monolingues. Dans notre étude, nous avons créé une tâche d'apprentissage de mots et tenté de réduire au maximum l'effet que peut avoir la langue maternelle sur l'apprentissage des items. Nos données nous permettront d'évaluer son utilité pour la population allophone et bilingue (ex. déterminer si cette tâche est effectivement moins sensible au statut linguistique qu'une tâche de vocabulaire, déterminer si elle ajoute une plus-value dans l'évaluation langagière par rapport à une tâche de répétition de pseudo-mots).

Retombées : dans le cadre de cette étude, nous avons élaboré un nouveau matériel de test langagier adapté à l'évaluation des enfants bilingues et allophones. Suivant nos résultats, ce test pourrait par la suite être validé auprès d'enfants présentant un trouble et étalonné afin d'être mis à disposition des orthophonistes. Cela permettrait de combler le manque d'outillage en matière d'évaluation langagière chez les enfants bilingues et allophones.

Quelques questions pour mieux comprendre le cadre et le contexte théorique dans lequel se situe cette recherche 

Les EANA sont des enfants arrivés en France depuis moins de deux ans et dont la langue maternelle n’est pas le français (Armagnague & Rigoni, 2018). Les enfants allophones ont des profils très variés. Il peut s’agir « des mineurs accompagnant leurs parents étrangers expatriés en France pour des raisons de mutation professionnelle ou de poursuite d’études, des mineurs admis au titre du regroupement ou du rapprochement familial, des mineurs accompagnant leurs parents en demande d’asile politique, des mineurs arrivés en France dans le cadre d’une procédure d’adoption ou bien des mineurs isolés étrangers » (CASNAV de Lille, 2020, paragr. 5). Au cours de l’année scolaire 2018-2019, près de 67909 enfants allophones nouvellement arrivés (EANA) ont été scolarisés soit environ 7 élèves pour 1000 (Direction de l’Évaluation, de la Prospective et de la Performance, 2020). La scolarisation de ces enfants commence par une évaluation qui permet de faire le point sur leur niveau scolaire et leurs habiletés en français. Celle-ci permet de cibler le niveau scolaire dans lequel ils seront intégrés et de les orienter si besoin vers des dispositifs de soutien à l’acquisition du français tels que les Unités Pédagogiques pour Enfants Allophones Arrivants ou UPE2A coordonnés par les Centres Académiques pour la Scolarisation des élèves allophones Nouvellement arrivés et des élèves issus des familles itinérantes et de Voyageurs (CASNAV). Suivant les besoins, ces dispositifs permettent aux enfants de travailler seuls ou en groupe avec un enseignant et le reste du temps de les inclure en classe ordinaire. Cette prise en charge dure en règle générale de un à deux ans. Selon une enquête du défenseur des droits, l’arrêt du suivi est malheureusement souvent motivé par des limitations administratives plutôt que par la progression des élèves (Défenseur des droits, 2018).

Bibliographie :

Armagnague, M., & Rigoni, I. (2018). Étude sur la scolarisation des élèves allophones nouvellement arrivés (EANA) et des enfants issus de familles itinérantes et de  voyageurs (EFIV). Défenseur des droits. https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/synth-evascol-num-21.12.18.pdf

CASNAV de Lille. (2020). Les Elèves Allophones Nouvellement Arrivés—Site Casnav. http://casnav.ac-lille.fr/eana

Défenseur des droits. (2018). Synthèse—Étude sur la scolarisation des élèves allophones nouvellement arrivés (EANA) et des enfants issus de familles itinérantes et de voyageurs (EFIV).

Direction de l’Évaluation, de la Prospective et de la Performance. (2020). Note d’information.

La scolarisation des élèves allophones soulève de nombreuses questions. Il s’agit notamment de comprendre comment intervenir de façon efficace pour les aider à accéder à la langue française à l’oral et à l’écrit ou encore de savoir comment repérer au plus tôt des enfants à risque de développer des difficultés. Notre attention se porte principalement sur l’acquisition du langage écrit dont dépend un grand nombre d’activités de la vie de tous les jours. En effet, très tôt dans la scolarité, la lecture devient le support de tout apprentissage. De plus, les supports numériques se sont multipliés dans la vie quotidienne, multipliant dans le même temps les supports écrits. Il est nécessaire de lire pour accéder aux contenus des pages web ou applications (OCDE, 2019). Par ailleurs, les difficultés à l’écrit voire l’illettrisme peuvent entraîner des difficultés à communiquer, à accéder à l’information, à l’emploi, voire aux soins ou aux logements (Agence Nationale de Lutte Contre l’Illettrisme, 2020). Enfin, l’écrit occupe une place importante dans l’imaginaire, la culture (cf. Figure 1)

Les enfants allophones sont plus à risque que les autres enfants de présenter des difficultés en lecture même après plusieurs mois de suivi en UPE2-A suivant l’âge auquel ils sont arrivés en France et leur exposition à l’écrit avant leur arrivée (Armagnague & Rigoni, 2018). L’étude du développement de la lecture des enfants de langue minoritaire dans d’autres pays, qui concerne plus généralement les enfants dont la langue parlée à la maison est différente de la langue de scolarisation, montre également que ces enfants sont plus à risque que les enfants monolingues de présenter de façon persistante des difficultés de compréhension écrite au cours de leur scolarité (Geva et al., 2019). En ce sens il semble important de connaître les facteurs déterminant la réussite future afin d’intervenir au mieux auprès de ces populations. Toutefois, il n’existe pas à notre connaissance de travaux de psychologie cognitive portant spécifiquement sur les enfants allophones. Cette recherche apportera donc un éclairage sur le poids des compétences cognitivo-linguistiques (ex. la conscience phonologique) sur le développement de la lecture chez les enfants allophones. Notre attention se portera tout particulièrement sur le lien entre le vocabulaire et le développement de la lecture de mots dans la mesure où le niveau de vocabulaire en français est très faible chez les enfants allophones comparativement aux enfants monolingues.

Bibliographie :

Armagnague, M., & Rigoni, I. (2018). Étude sur la scolarisation des élèves allophones nouvellement arrivés (EANA) et des enfants issus de familles itinérantes et de  voyageurs (EFIV). Défenseur des droits. https://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/atoms/files/synth-evascol-num-21.12.18.pdf

Geva, E., Xi, Y., Massey-Garrison, A., & Mak, J. Y. (2019). Assessing Reading in Second Language Learners : Development, Validity, and Educational Considerations. In D. A. Kilpatrick, R. M. Joshi, & R. K. Wagner (Éds.), Reading Development and Difficulties (p. 117‑155). Springer International Publishing. https://doi.org/10.1007/978-3-030-26550-2_6

OCDE. (2019). Résultats du PISA 2018 (Volume I) : Savoirs et savoir-faire des élèves. OCDE. https://doi.org/10.1787/9789264208827-fr

La lecture est un processus complexe que l’on peut résumer grâce au modèle simple de la lecture décrit par Gough & Tunmer en 1986.

Ce modèle se présente sous la forme d’une équation qui met en relation trois composantes générales impliquées dans la lecture : la compréhension écrite = décodage x compréhension

Ce modèle peut s'interpréter de la façon suivante : la compréhension écrite, le but ultime de la lecture, est sous-tendue par le produit des capacités de décodage de mots écrits et de compréhension orale de telle sorte que si uniquement les capacités de décodage de mots ou uniquement  la compréhension orale est déficitaire alors la compréhension écrite est fortement atteinte voire inaccessible (cf. Figure 2).

Qu’appelle-t-on décodage ?

La notion de « décodage », dans le cadre du modèle simple de la lecture, fait référence à la capacité d’accéder à un mot en mémoire à partir de sa représentation orthographique (que l’on reconnaisse le mot dans sa globalité ou par une procédure de conversion « graphèmes/phonèmes », ou plus simplement « lettres/son »).

Qu’appelle-t-on compréhension ?

Dans ce modèle la compréhension recouvre un champ très large qui part de la compréhension linguistique (ex. compréhension de mots grâce au vocabulaire, compréhension de phrases grâce aux compétences syntaxiques) jusqu’aux compétences de plus haut niveau comme la capacité à effectuer des inférences à partir des informations d’un texte.

Pourquoi représenter cette équation sous forme de produit ?

Exprimer ces deux composants sous forme de produit se justifie tant sur le plan théorique que expérimental : le but ultime de la lecture est d’avoir accès au sens du message. Pour cela il faut à la fois savoir décoder correctement le message écrit et le comprendre. Quelqu’un qui saurait parfaitement décoder des mots écrits mais qui aurait un très faible niveau de compréhension ne comprendrait pas ce qu’il lirait. Inversement un enfant avec un excellent niveau de langage oral mais de très faibles capacités de décodage tel qu’un enfant présentant un trouble du langage écrit (dyslexie) n’accéderait pas au sens de ce qu’il lit. Si nous exprimions la relation entre décodage et compréhension sous la forme d’une somme cela reviendrait à dire qu’un enfant qui saurait décoder des mots écrits mais présenterait un très mauvais niveau de langage oral comprendrait tout de même ce qu’il lit et inversement, ce qui n’est pas vraisemblable. En outre, cette relation se vérifie statistiquement (Hoover & Gough, 1990).

Dans cette étude, nous nous limitons à l’analyse des capacités de décodage chez les enfants allophones.

Bibliographie :

Gough, P. B., & Tunmer, W. E. (1986). Decoding, Reading, and Reading Disability. Remedial and Special Education, 7(1), 6‑10. https://doi.org/10.1177/074193258600700104

Hoover, W. A., & Gough, P. B. (1990). The simple view of reading. Reading and Writing, 2(2), 127‑160. https://doi.org/10.1007/BF00401799

Ce que nous appelons « prédicteurs cognitifs et linguistiques de la lecture » sont un ensemble de compétences qui entrent en jeu dans l’acquisition de la lecture. Par approximation, nous pourrions parler de « pré-requis ».

En psychologie cognitive, l’étude de ces compétences nous aide à comprendre comment la lecture s’acquiert. Elles sont également utiles pour les cliniciens tels que les orthophonistes puisqu’elles ont la propriété de « prédire » le niveau futur en lecture lorsqu’elles sont mesurées avant son apprentissage et peuvent aider à dépister des troubles de l’acquisition du langage écrit.

Il existe au moins trois façons de mettre en évidence l’importance de ces compétences dans l’acquisition de la lecture.

La première consiste à réaliser une étude corrélationnelle chez des enfants tout-venant. C’est le « design » que nous adoptons dans l’étude TANMALL. Il consiste à évaluer les performances des enfants dans ces différentes compétences  ainsi qu'en lecture et de réaliser des calculs de corrélation qui permettent d’estimer le « poids » de ces compétences sur la lecture (dans le sens « degré d’influence » de ces compétences sur le développement de la lecture). Une autre manière de formuler les choses consiste à dire que nous cherchons à savoir à quel point quand on a des difficultés dans une compétence donnée, on a effectivement des difficultés en lecture.

La deuxième manière consiste à comparer des enfants bons et mauvais lecteurs et observer quelles compétences (ou pré-requis) sont aussi moins développées chez les enfants en difficulté.

La dernière manière consiste à entraîner les participants sur les compétences ciblées et observer si l’entraînement bénéficie également aux performances en lecture. C'est la preuve la plus solide de la contribution d'une compétence sur la lecture.

Ces différentes méthodes d’investigation ont permis de mettre en évidence l’importance de différentes compétences que nous détaillons dans les onglets ci-dessous :

  • La conscience phonologique
  • La dénomination rapide automatisée
  • La mémoire phonologique à court terme
  • Le niveau de vocabulaire
  • Les capacités d'apprentissage d'association visuo-verbale (par commodité nous parlerons par la suite de capacités d'apprentissage de mots)

C’est une compétence majeure. Elle peut se définir comme la capacité à manipuler consciemment (enlever, ajouter, compter etc.) les unités sous-lexicales telles que les syllabes, les rimes ou les phonèmes (les sons).

Il existe plusieurs tâches pour évaler la conscience phonologique. Dans notre étude, nous utilisons une tâche d’élision de syllabes (ex. retirer la première syllabe de « pajomi » et dire ce qu’il reste) et de phonèmes (ex. retirer le premier son du mot « fur » et dire ce qu’il reste).

Son lien avec la lecture s’explique principalement par le fait qu’il est essentiel de comprendre le principe alphabétique pour apprendre à lire. C’est-à-dire, comprendre que les mots peuvent se décomposer en sons et que chaque son peut être représenté par une lettre (ou plus précisément par un « graphème »).

Il existe une myriade d’arguments en faveur du rôle de la conscience phonologique dans l’acquisition de la lecture (des études de corrélation (ex. Melby-Lervåg, 2012), des comparaisons entre bons et mauvais lecteurs qui montrent que les enfants mauvais lecteurs ont généralement un déficit au niveau de la conscience phonolgoique (ex. Catts et al., 2002), des études d'entraînement à la conscience phonologique qui démontrent que lorsqu'on entraîne des enfants à la conscience phonologique cela profite aux performances en lecture (ex. Bus & van IJzendoorn, 1999).

Les capacités de dénomination rapide automatisée correspondent à la capacité de dénommer de façon rapide et automatique des stimuli visuels familiers (Araújo et al., 2015)

Elles sont généralement évaluées au moyen de tâches au cours desquelles les participants doivent dénommer rapidement une série d’items présentés sur plusieurs lignes tels que des lettres, des chiffres, des objets ou encore des couleurs. Faites l’essai avec la matrice de chiffres ci-dessous. Tentez, de dénommer de gauche à droite jusqu’en bas l’intégralité des chiffres. Vous remarquerez qu’en dépit son apparente simplicité, cette tâche générera de nombreuses hésitations voire même des erreurs !

Comment la réussite à cette tâche peut-elle prédire la réussite en lecture ? En fait, elle recrute de nombreux processus qui interviennent également au cours de la lecture. Toutefois il n’y a pas encore de consensus clair sur ceux qui expliquent le mieux ce lien. D’un côté certains chercheurs suggèrent ce lien s’explique par le fait que le dénomination rapide évalue la capacité à récupérer des informations auditives en mémoire (ex. le nom des chiffres dans l’exemple ci-dessus). C’est effectivement ce qu’il se produit lorsqu’on lit : les chaînes de lettres nous permettent de récupérer un mot en mémoire sous sa forme auditive. D’autres auteurs suggèrent plutôt que c’est la capacité à associer les informations visuelles avec une information visuelle en mémoire (en d’autres mots, la « reconnaissance visuelle ») qui explique la relation entre dénomination rapide et lecture (ex. Araújo et al., 2011). Ces deux conceptions semblent complémentaires et peuvent être schématisées tel que ci-dessous.

Le rôle de la dénomination rapide dans la lecture est étayé tout autant par des études de corrélations (longitudinales ou transversales ; Araújo et al., 2015) que par des travaux comparant des enfants bons et mauvais lecteurs. D’ailleurs, la dénomination rapide constitue avec la conscience phonologique un des meilleur test pour dépister précocement des troubles de l’acquisition du langage écrit (ou dyslexie ; Wolf et al., 2000).

La mémoire à court-terme peut être décrite comme « la capacité à maintenir temporairement des informations verbales et visuo-spatiales dans un format actif et conscient » (Majerus, 2014). Elle met en jeu trois composants :

  1. Tout d’abord la mémoire à long-terme. Elle constitue un appui considérable. En effet, il est plus facile de maintenir en mémoire à court terme des informations qui peuvent trouver une correspondance en mémoire à long terme. Par exemple, il est plus facile de retenir une série de vrais mots qu’une série de non-mots (ex. pigeon et rateau VS biskou et zindu). Ce composant dépend de la modalité dans laquelle la mémoire est sollicitée. En matière de langage oral, c’est la mémoire des représentations phonologiques et des représentations lexico-sémantiques qui ont de l’importance. Dans le cadre de cette recherche, nous nous intéressons tout particulièrement à la mémoire des informations phonologiques puisqu'elles ont une forte implication dans la lecture.

  2. Le traitement sériel des informations : il s’agit de la capacité à stocker des informations dans l’ordre dans lequel elles ont été fournies (ex. un numéro de téléphone ; Majerus, 2017).

  3. Le contrôle attentionnel : l’attention est mobilisée à deux niveaux :

    • l’orientation de l’attention : l’attention doit être dirigée sur les stimuli à retenir.

    • le focus attentionnel qui se définit par la capacitié à maintenir son attention sur plusieurs stimuli à la fois notamment lorsque l’on doit opérer un traitement dessus.

La figure 6, ci-dessous, adaptées de Majerus (2014), représente ces différents composants.

Les liens entre mémoire à court terme et lecture de mots peuvent s’expliquer d’au moins deux façons (pour une revue, voir Peng, 2018) :

  • La mémoire à court-terme joue sur les capacités d’analyse phonologique, impliquées notamment dans les tâches de conscience phonologiques. Le participant doit maintenir en mémoire l’item (un non-mot par exemple) et opérer dans le même temps un traitement phonologique (ex. extraire le premier son).

  • Elle est également impliquée lorsque l’enfant apprenti-lecteur décode un nouveau mot pour la première fois. Il doit maintenir en mémoire chaque lettre décodée (ex. « t » et « a ») pour ensuite déterminer la syllabe que ces deux lettres constituent (ex. « ta »). Il doit ensuite conserver cette syllabe en mémoire tout en traitant les lettres suivantes (ex. « b », « l » et « e ») pour finalement fusionner les différentes syllabes et produire oralement le mot écrit (ex. « table »).

La mémoire phonologique à court terme peut être mesurée au moyen de tâche de répétition de pseudo-mots puisqu’elles impliquent de retenir momentanément des informations phonologiques (ex. plifu). De nombreuses études montrent que les enfants dyslexiques présentent des difficultés en répétition de pseudo-mots. Des études de corrélation montrent également un lien entre des tâche de répétition de pseudo-mots et que ce lien s’explique bien, en partie du moins, par le fait que cette tâche implique la mémoire à court terme phonologique (pour une méta-analyse, voir Melby-Lervåg & Lervåg, 2012).

Nous pouvons définir le niveau de vocabulaire comme la quantité de mots connus. Selon Perfetti & Hart (2001), « les mots », ou « représentations lexicales », peuvent être définis comme un ensemble intégré de trois composants :

  1. un composant phonologique : il correspond à la forme auditive du mot (ex. « chien »)

  2. un composant sémantique : il correspond au sens du mot (ex. un animal à quatre pattes, poilus, qui aboie, etc.)

  3. un composant orthographique : il correspond à la représentation orthographique du mot en mémoire (ex. le mot « chien », se compose de 5 lettres : « c », « h » , « i », « e », « n »)

Ces trois composants sont représentés dans la figure 7.

Dans cette étude, nous évaluons le niveau de vocabulaire en modalité orale au moyen d’une tâche de désignation d’image. L’enfant entend des mots et doit déterminer quelle image entre quatre correspond aux mots entendus. Cette tâche mobilise plutôt les composants phonologiques et sémantiques des représentations lexicales. Elle cible en quelque sorte le « niveau de vocabulaire » au sens commun du terme.

Il existe plusieurs manières d’expliquer que le niveau de vocabulaire joue sur le niveau de lecture de mots.

Tout d’abord, certains auteurs suggèrent que le niveau de vocabulaire vient en appuis de la lecture par l’intermédiaire des propriétés sémantiques des mots (ex. McKay et al., 2008). Ces résultats sont prédits par le modèle triangulaire de la lecture (ex. Seidenberg, 2005).

Ce modèle décrit deux voies possibles pour lire un mot :

  • une voie « phonologique » pour laquelle le lecteur applique les règles de conversion lettres-sons qui lui permettent de déterminer la forme auditive du mot et d’en récupérer le sens.

  • une voie « sémantique »: cette voie met en correspondance directe les représentations orthographiques avec les représentations sémantiques (le sens).

La voie sémantique serait particulièrement intéressante dans la lecture de mots irréguliers (Ricketts et al., 2007). En effet, les mots irréguliers sont des mots écrits difficiles à décoder par l’application des règles de conversion lettres-sons (graphèmes-phonèmes). Par exemple « pied » est un mot irrégulier qui, s'il est lu par la voie phonologique, aboutit à une forme auditive erronée : "piède". La voie sémantique permet de contourner cette difficulté en récupérant directement le sens du mot « pied » à partir de sa représentation orthographique. Ensuite, à partir de cette représentation sémantique, la forme auditive peut être également récupérée. (cf. figure 8).

Cette interprétation du lien entre vocabulaire est lecture trouve quelques arguments expérimentaux (ex. McKay et al., 2008), bien que ces résultats ne soient pas consistants. Certaines études suggèrent le rôle du vocabulaire sur la lecture de mots est aussi liée à la connaissance de la forme auditive du mot (ex. McKague et al., 2001 ; Nation & Cocksey, 2009). Il semble plus facile de décoder des mots écrits pour la première fois lorsque l’on a en mémoire sa forme auditive que lorsqu’on ne l’a jamais entendu (ex. Duff & Hulme, 2012). Cela peut s’expliquer de deux façons :

1) Wegener (2018), suggère que cela est possible parce que l’on prédit la forme orthographique du mot avant de l’avoir rencontré à l’écrit. Ainsi, des mots appris oralement au préalable sont mieux lus pour la première fois si leur forme orthographique est prédictible (ex. connaître le non-mot /fapi/ à l’oral sera aidant si sa forme orthographique est prédictible. C’est-à-dire que si le mot s’écrit avec des lettres (graphèmes) courants, comme « fapi », alors il sera mieux lu que s’il s’écrit avec des lettres (graphèmes) moins courantes : « phapy ». Ainsi connaître la forme auditive de « fapi » avant de l’avoir lu aidera mieux le lecteur si le mot s’écrit effectivement « fapi » qui s’il s’écrit « phapy » (cf. figure 9).

2) Connaître un mot à l’oral peut venir en appuis du décodage de mots difficiles à lire par un processus d’auto-correction des productions erronées (Tunmer & Chapman, 2012). Par exemple, le mot « piscine » est souvent lu par les apprentis lecteurs « piskine ». Si l’enfant connaît le mot « piscine » à l’oral, alors il sera capable de le mettre en correspondance avec sa production, bien qu’erronée et donc de s’autocorriger (cf. figure 10 pour un second exemple). Cela n’est possible cependant que si les mots sont connus à l’oral.

Le rôle de la forme auditive du mot nous semble intéressant tout particulièrement chez des enfants allophones qui ne parlent pas ou très peu français encore. Quel impact cela peut avoir sur leur capacité à lire des mots écrits dans la mesure où ils ne pourront pas les mettre en correspondance systématiquement avec une forme auditive en mémoire ? Nous suggérons que le niveau de vocabulaire sera déterminant dans la réussite en lecture de mots chez les enfants allophones et que les enfants les mieux armés pour apprendre de nouveaux mots seront ceux qui auront le plus de facilité en lecture. Toutefois, le français étant une langue régulière, du moins dans le sens de la lecture, il est possible que cet effet du vocabulaire soit compensé par les capacités de décodage. Par exemple, un enfant qui ne connaîtrait pas le mot "marmite" à l'oral serait tout de même en capacité de le lire par la mise en jeu des règles de conversions lettres-sons.

Nous avons décrit dans les sections précédentes les principaux pré-requis ou prédicteurs de la lecture. L’objet principal de cette étude est de déterminer si l’influence de ces pré-requis est de même importance chez les enfants monolingues et allophones. Nous avons notamment expliqué que le niveau de vocabulaire constitue un appuis pour la lecture de mots pour diverses raisons. Dans la mesure où les enfants allophones arrivent en France avec peu voire pas de vocabulaire en français, quel impact cela peut avoir sur les capacités de lecture de mots ? Est-ce le niveau de vocabulaire peut avoir plus d’importance dans le développement du langage écrit chez les enfants allophones que chez les enfants monolingues dans la mesure où ils débutent l’apprentissage de la lecture avec un bagage lexical bien plus faible que les enfants monolingues en français ?

Nous nous demandons également si les enfants qui sont les plus à-même de développer leur vocabulaire seront ceux qui bénéficieront de la meilleure progression en lecture. Pour cela, nous proposerons d’évaluer la capacité d’apprendre de nouveaux mots.

Nous avons choisi d’utiliser un type de tâche appelé « tâche d’apprentissage de paires associées visuo-verbales ». Dans notre étude, elle consiste à apprendre le nom d’images d’animaux et de plantes imaginaires. L’enfant est donc amené à apprendre une information visuelle nouvelle, une information auditive nouvelle ainsi que leur association.

Cette tâche fait intervenir surtout la mémoire à court terme et ne permet pas d’évaluer l’apprentissage à long terme. Toutefois elle présente plusieurs intérêts :

  • elle met en jeu des informations auditives (phonologiques) et sémantiques (visuelles). En effet, nous avons vu qu’un « mot » peut se définir au moins par un composant « phonologique » et « sémantique ».

  • plusieurs cycles d’apprentissage sont proposés aux enfants. Pour apprendre des mots, nous devons y être exposés plusieurs fois. Cet effet de répétition est reproduit par les cycles d’apprentissage.

  • ce type de tâche est déjà étudié dans la littérature scientifique portant sur les prédicteurs cognitifs de l’acquisition de la lecture et plusieurs études montrent que la réussite à une telle tâche est associée à la réussite en lecture (ex. Hulme et al., 2007).

Il existe différentes manières d’expliquer le lien entre la réussite à ces tâches d’apprentissage de paires associées visuo-verbales et la réussie en lecture.

Classiquement, ce lien est justifié par le fait que cette tâche fait intervenir l’apprentissage d’une association arbitraire en une information visuelle et une information auditive au même titre que lorsque l’on apprend le lien entre lettre et son (Roberts et al., 2018) ou bien lorsqu’on associe une forme orthographique à un mot en mémoire. Ce mécanime est illustré dans la figure 11.

Toutefois, certains auteurs suggèrent que d’autres mécanismes expliquent mieux le lien entre la réussite à cette tâche et la réussite en lecture. Par exemple, les résultats de Litt et al., 2013 supposent que c’est le fait de récupérer le mot en mémoire et le produire oralement qui explique le mieux le lien avec la lecture.

Dans cette recherche, nous émettons l’hypothèse que la réussite à une tâche d’apprentissage visuo-verbale pourrait être liée à la réussite lecture également par l’intermédiaire du niveau de vocabulaire. En effet, développer son vocabulaire nécessite également d’apprendre de nouveaux mots et les mettre en relation avec des informations sémantiques et notamment visuelles comme dans cette tâche. Ainsi, quelqu’un présentant de bonnes compétences pour apprendre ces paires associées pourrait également avoir un bon niveau de vocabulaire, ce qui constituerait un appuis pour le développement de la lecture. Les études de corrélation récentes sur les liens entre la réussite aux tâches d’apprentissage de paires associées et les performances en lecture ne tiennent pas compte du niveau de vocabulaire (ex. Ehm et al., 2019; Litt et al., 2013; Liu et al., 2020; Wass et al., 2019). Notre étude permettra donc d’apporter un éclairage sur la médiation possible du niveau de vocabulaire puisque nous testerons les différents prédicteurs décrits dans les sections précédentes ainsi que le niveau de vocabulaire et les capacité d’apprentissage de paires associées visuo-verbales.

Bibliographie :

Araújo, S., Inácio, F., Francisco, A., Faísca, L., Petersson, K. M., & Reis, A. (2011). Component Processes Subserving Rapid Automatized Naming in Dyslexic and Non-dyslexic Readers. Dyslexia, 17(3), 242‑255. https://doi.org/10.1002/dys.433

Araújo, S., Reis, A., Petersson, K. M., & Faísca, L. (2015). Rapid automatized naming and reading performance : A meta-analysis. Journal of Educational Psychology, 107(3), 868‑883. https://doi.org/10.1037/edu0000006

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Ce projet bénéficie du soutien de la Région Hauts-de-France